L’inflation est toujours d’actualité aux États-Unis. En effet, une vaste incertitude demeure quant à ses causes macroéconomiques fondamentales, et encore davantage, quant à sa trajectoire future. La poussée de l’inflation en 2022 est largement attribuable à la guerre en Ukraine. En revanche, les divers facteurs derrière l’augmentation des prix de 2021 sont plus nébuleux, ce qui a alimenté le fameux débat entre une inflation transitoire ou persistante — visiblement remporté par le deuxième camp. Bien que les pressions inflationnistes se soient atténuées en 2023 et poursuivent cette tendance en 2024, ces interrogations cruciales pour la conduite de la politique monétaire et fiscale sont dues à la difficulté fondamentale de mesurer la différence entre l’offre et la demande agrégées.
Une nouvelle approche basée sur l’IA
Les modèles statistiques traditionnellement utilisés en macroéconomie ont été incapables de prévoir la surprenante persistance des récentes lectures élevées de l’inflation. Au contraire, leurs conclusions appuyaient la croyance erronée que la trajectoire à la hausse de l’inflation ne durerait pas (Borio, 2022). Dans un récent document de travail de la Chaire en Macroéconomie et Prévisions intitulé A Neural Phillips Curve and a Deep Output Gap (Goulet Coulombe; 2022), un nouveau modèle de type intelligence artificielle (IA) est introduit. Celui-ci permet à la fois de prévoir, mais surtout, de comprendre l’inflation. L’opacité des modèles IA est notoire, ce qui les rend difficilement utilisables par les économistes et les décideurs publics. Ce nouvel algorithme, nommé réseau de neurones hémisphérique (Hemisphere Neural Network, HNN), incorpore une dose minimale de théorie macroéconomique. Les diverses sections dudit réseau peuvent alors être lues et comprises comme des quantités économiques fondamentales. Notamment, elles permettent d’extraire les attentes inflationnistes des agents économiques ainsi que l’écart entre la demande et l’offre agrégées. Ces dernières sont essentielles à la prise de décision en matière de politique monétaire. En autres, elles offrent la possibilité de discerner si certaines pressions à la hausse seront transitoires ou persistantes, voire permanentes.
En bref, la nouvelle méthodologie explique une grande partie de l’inflation récente à partir d’un écart important entre la demande de l’économie et sa capacité de production. Plus concrètement, dans sa compréhension des pressions de l’économie réelle sur le niveau des prix, l’algorithme écarte le taux de chômage et le produit intérieur brut (PIB) – ceux-ci étant utilisés depuis des lustres à ces fins – en faveur d’indicateurs davantage sensibles à la pénurie de main-d’œuvre. Ce faisant, HNN ne perçoit pas la flambée des prix de 2021 comme transitoire, contrairement à la plupart des modèles économétriques traditionnels.
Prévisions passées et futures
La Figure 1 rapporte les prévisions de l’inflation américaine provenant de différents modèles. Il est clair que HNN et HNN-F capturent plus adéquatement la hausse des prix depuis 2021. En effet, les modèles semblent avoir capté le fait que l’inflation n’était finalement pas si « temporaire ». La forte demande des consommateurs, due aux retraits progressifs des mesures sanitaires et aux forts stimuli monétaire et budgétaire, et les problèmes encore présents dans les chaînes d’approvisionnement mondiales ont fortement contribué à cette forte croissance dans les prix.
Figure 1 — Prévisions hors-échantillon de l’inflation trimestrielle aux États-Unis de 2007Q1 à 2024Q4. Target est la réelle valeur observée. CKP (Chan, Koop, and Potter, 2016) est un modèle économétrique standard utilisant, entres autres, une version filtrée du taux de chômage comme proxy des pressions l’activité réelle sur l’inflation. HNN et HNN-F sont des modèles basés sur l’IA construit à la Chaire. PC+ est un modèle basé sur le taux de chômage, les prévisions des prévisionnistes professionnels américains, ainsi qu’un sondage des attentes inflationnistes des ménages. Les récessions telles que définies par le NBER sont en ombrage rose.
L’année 2022 a débuté avec la vague Omicron qui a obligé plusieurs pays à restaurer les mesures sanitaires plus restrictives. Ces mesures ont eu un impact sur l’activité économique ainsi que les chaînes d’approvisionnement mondiales, ce qui a exacerbé la pression sur les prix déjà présente en début d’année. Alors que plusieurs s’attendent à voir l’inflation se calmer en 2022, la Russie envahit l’Ukraine en février 2022. Ces conséquences économiques sont majeures et vont perdurer pendant plusieurs années, particulièrement en Europe. En effet, l’Ukraine et la Russie sont d’importants exportateurs de matières premières à l’échelle mondiale. Alors, après une série de sanctions économiques imposée à la Russie, les prix de plusieurs matières premières ont bondi en raison d’une offre mondiale restreinte. Les prix de plusieurs produits ont depuis diminué, mais leur niveau demeure dans bien des cas historiquement élevés.
Puisque les modèles n’incluent pas d’information sur la possibilité d’invasion d’un pays par un autre, un évènement heureusement rare, nos modèles IA ainsi que le Survey of Professional Forecasters (SPF) ont mal performé en sous-estimant la croissance des prix durant les deux premiers trimestres de l’année 2022. De manière similaire, les prévisions trop faibles produites après le creux de 2020 par HNN et d’autres méthodes économétriques comme CKP (Chan, Koop et Porter; 2016) sont causés par l’impossibilité pour ces modèles de distinguer entre un ralentissement économique causé par des facteurs traditionnels et un ralentissement causé par des facteurs exogènes tels que des politiques publiques de confinement jamais observées auparavant (i.e. un type de récession unique en son genre) ou encore des guerres. Malgré ces chocs importants sur les prix, il est à noter que les prévisions effectuées par les modèles HNN ont été tout de même plus près de la vraie valeur de l’inflation que celles faites par la SPF durant cette période. Pour le reste de l’année 2022, maintenant que ces nouvelles informations sont bien digérées, que les effets de la politique monétaire de la Réserve fédérale des États-Unis se font de plus en plus ressentir et qu’il y a de l’amélioration dans les conditions des chaînes d’approvisionnement, les prévisions ont été plus près des valeurs réalisées. Encore une fois, elles surpassent en précision celles du Survey of Professional Forecasters.
Au début de 2023, l’inflation continue de baisser et les modèles d’intelligence artificielle (IA) semblent avoir compris cette tendance. En effet, le resserrement des conditions de crédit pour les ménages et les entreprises pèse sur l’activité économique, l’embauche et l’inflation. En ce sens, les modèles HNN ont prévu des taux d’inflation similaires à ceux du SPF pour le premier trimestre de 2023, avec des estimations de 4,1% pour le HNN-F et 4,9% pour le HNN, tandis que le SPF prévoyait un taux à 4,5%. Pour le deuxième trimestre de 2023, nos modèles d’IA et le SPF ont suggéré une poursuite de la baisse de l’inflation. Nous avons anticipé un taux annualisé de 1,6% pour le HHN-F et de 3,4% pour le HNN. Le Survey of Professional Forecasters de son côté obtient également 3,5% pour ce trimestre. Après une légère baisse lors du dernier trimestre, les prévisions des modèles IA pour 2023T3 étaient à la hausse avec 3,5% pour le HNN-F et 4% pour le HNN. Les prévisions du SPF pour ce trimestre ne sont pas très loin à 3,2%. Pour le dernier trimestre de 2023, nos modèles prévoient une baisse de l’inflation à 2,7 % pour le HNN-F et à 3,4 % pour le HNN. Du côté du SPF, les prévisions les plus récentes indiquent également une décélération à 3,3 % pour 2023T4.
En ce début d’année 2024, la tendance à la baisse de l’inflation se confirme. Les deux modèles d’intelligence artificielle prévoient une nette décélération pour le premier trimestre, avec une estimation de 1,3% chacun. De son côté, le SPF anticipe également une inflation en baisse par rapport au trimestre précédent, à 2,5%. Pour le second trimestre de 2024, le modèle HNN-F prévoit une inflation de 2,54% pour le HNN-F et de 2,40% pour le HNN. Le SPF, quant à lui, table sur une inflation supérieure, à plus de 3,4% pour la même période. Concernant nos prévisions pour le troisième trimestre, nos modèles d’IA prévoient une baisse notable de l’inflation, avec 1,50% pour le HNN-F et 1,20% pour le HNN, tandis que le SPF estime plutôt un taux d’inflation de 2,30% pour cette période. Pour le dernier trimestre de 2024, les modèles d’IA de la Chaire prévoient une légère augmentation de l’inflation par rapport au trimestre précédent, atteignant 1,86 % pour le HNN-F et 1,70 % pour le HNN. En revanche, le SPF prévoit un taux encore plus élevé, à 2,20 %.
Comme indiqué précédemment, ce modèle d’IA présente un avantage notable en nous permettant de mieux comprendre l’inflation. Les modèles d’IA sont souvent opaques, ce qui les rend difficiles à utiliser par les économistes et les décideurs publics. Pour mieux comprendre les dernières prévisions des modèles HNN, nous avons analysé ce que nous avons appelé des « hémisphères ». Vous pouvez voir un exemple de cette analyse dans la figure suivante pour le cas du HNN-F :
Figure 2 – Contributions (hémisphères) du modèle HNN-F jusqu’au 4ème trimestre de 2024. Le modèle IA est estimée jusqu’au 4ième trimestre de 2023. La ligne pointillée indique le début de la période de prévision du modèle, soit le premier trimestre de 2024, tandis que la période précédente représente les résultats de l’échantillon.
Ainsi, en sommant ces quatre contributions (hémisphères), nous obtenons notre prévision de l’inflation. Cette analyse suggère que l’activité économique réelle, après une forte baisse pendant la pandémie, a contribué à un niveau plus élevé d’inflation par la suite, comme en témoigne le marché du travail relativement robuste. Cependant, nous remarquons que l’impact de l’activité réelle sur l’inflation s’essouffle et explique en partie la décélération actuelle du taux de croissance de l’inflation. Nous constatons également que les attentes d’inflation ont considérablement augmenté pendant la période de la pandémie, en grande partie en raison des perturbations des chaînes d’approvisionnement. Aussi, en début 2022, la contribution du prix des commodités s’est également ajouté à la partie en augmentant à la suite de l’invasion de la Russie en Ukraine. Bien que ces deux composantes semblent avoir contribué aux récents ralentissement du taux d’inflation, nous constatons que les anticipations à long terme ont légèrement augmenté, contribuant ainsi à une inflation un peu plus persistante que prévue. Cette analyse met ainsi en lumière l’importance de comprendre les différentes composantes du modèle IA pour interpréter les résultats et formuler des politiques économiques appropriées.
Analyse de 2021 à 2023
Les résultats du papier sont ici actualisés avec les données trimestrielles incluant jusqu’au quatrième trimestre de 2023. Voici quatre observations clés basées sur un modèle estimé sur des données couvrant la période allant jusqu’au 4e trimestre 2019. La troncature précoce vise à garantir que le modèle n’imite pas simplement les récentes lectures d’inflation ex post (c’est-à-dire pour éviter le « overfitting » dans le jargon de l’apprentissage automatique).

Figure 3 – L’écart de production et son coefficient. HNN est un modèle basé sur l’IA construit à la Chaire. CBO est l’estimé de l’écart de production rendu public par le Congressional Budget Office. CKP (Chan, Koop, and Potter, 2016) est un modèle économétrique standard estimant la différence entre le taux chômage et son taux « naturel ». Les récessions telles que définies par le NBER sont en ombrage rose. Le début de la période hors-échantillon correspond à la ligne pointillée.
Premièrement, contrairement à ce que suggèrent le CBO et les approches économétriques traditionnelles basées sur le filtrage, l’écart de production modélisé par l’IA est nettement supérieur à zéro sur la majeure partie de l’année 2021, ainsi qu’en 2022. L’approche CKP (Chan, Koop, and Potter, 2016) ne s’aligne seulement avec HNN qu’à partir de 2022Q1. Deuxièmement, le coefficient de la courbe de Phillips (relation entre les pressions de l’économie réelle et l’inflation), lorsqu’estimé à l’aide de cette nouvelle approche, ne montre pas le résultat typique selon lequel il a été extrêmement faible au cours des dernières décennies. Cela signifie que le lien entre l’activité économique et l’inflation n’était pas mort, mais simplement en hibernation — expliquant la forte hausse des prix dans les 18 derniers mois aux US. Évidemment, l’estimation s’aligne maintenant avec des études récentes révisant (a posteriori) le taux naturel de chômage à la hausse (Crump et al., 2022), ou argumentant pour des mesures de différence entre l’offre et la demande agrégées alignées plus fortement avec l’offre du marché du travail plutôt que la demande (Domash et Summers, 2022).
Troisièmement, les raisons pour lesquelles les prévisions fondées sur le CKP et le CBO sous-estiment continuellement l’inflation en 2021 sont claires. En fait, leur variable témoignant de l’écart entre le demande et l’offre était négative depuis le début. Autrement dit, si, dans ces deux modèles, l’activité réelle contribuait à la prévision, elle la poussait vers le bas.
Enfin, dans Goulet Coulombe (2022), il est montré que l’on peut examiner HNN(-F) et découvrir quelles variables sous-tendent les meilleures prédictions. Il s’avère que ces prédictions reposent, intuitivement, sur une transformation non linéaire d’un indice de postes vacants — qui reste très élevé au deuxième trimestre de 2022. Dans la Figure 3, il est assez clair que le taux de chômage et les postes vacants peuvent parfois se suivre de près (comme dans les années 1990 et au début des années 2000), mais parfois non. Un épisode de discordance particulièrement remarquable concerne les deux dernières années. Cela explique en partie pourquoi HNN a rapidement prédit la poussée d’inflation de 2021 : il s’est fortement appuyé sur la ligne rouge alors que la courbe de Phillips typique utilise la bleue ou des variantes de celle-ci.
De plus, on constate que HNN accorde un poids significatif au nombre d’heures travaillées. Ceci est intéressant, car les mesures typiques du ralentissement économique reposent sur un indicateur de combien de personnes travaillent (comme l’emploi et le chômage) plutôt qu’à quel point lesdites personnes travaillent (le nombre d’heures). Par conséquent, en incorporant des informations sur les postes vacants et les heures, et en les transformant à l’aide du réseau de neurones, nous pouvons obtenir une mesure alternative de la marge qui réfutait clairement l’hypothèse d’une inflation transitoire en 2021.
Figure 4 – Indice de postes vacants et taux de chômage normalisés et alignés. Plus précisément, chaque variable est transformée pour avoir une moyenne de zéro et une variance d’un, puis le chômage est aligné en multipliant par -1.
Les résultats des graphiques ci-haut se trouvent ICI.
Remarques finales
Plus généralement, ce travail montre que les économistes peuvent utiliser l’apprentissage profond pour construire des prévisions économiquement interprétables qui peuvent éclairer les politiques. Bien que les algorithmes proposés aient plusieurs vertus, il est préférable de les associer à un jugement d’expert pour fournir des prévisions optimales, en particulier à des moments très inhabituels. Les algorithmes sous-jacents à ce mémoire sont tous publics et peuvent être facilement ajustés et utilisés pour des applications à d’autres économies.
Ouvrages scientifiques sous-jacents
Goulet Coulombe, Philippe. « A Neural Phillips Curve and a Deep Output Gap. » Available at SSRN (2022).
Chan, Joshua CC, Gary Koop, and Simon M. Potter. « A bounded model of time variation in trend inflation, NAIRU and the Phillips curve. » Journal of Applied Econometrics 31.3 (2016): 551-565.
Chan, Joshua CC, Gary Koop, and Simon M. Potter. « A bounded model of time variation in trend inflation, NAIRU and the Phillips curve. » Journal of Applied Econometrics 31.3 (2016): 551-565.
Borio, C. (2022). “Policy panel: Monetary policy, policy interaction and inflation in a post-pandemic world with severe geopolitical tensions”, speech at 35th SUERF Colloquium: The Return of Inflation? – Call for Papers, May 23rd 2022.
Crump, Richard K., et al. The Unemployment-Inflation Trade-off Revisited: The Phillips Curve in COVID Times. No. w29785. National Bureau of Economic Research, 2022.